Psychiatrie et prison Inquiétante actualité politique

            Nous observons aujourd’hui au sein de la psychiatrie de secteur en milieu carcéral une importante augmentation des problématiques pathologiques. Dans le même temps, l’hôpital dans la cité est en difficulté pour accueillir la « folie ». La réalité des chiffres et le constat de terrain en témoignent depuis maintenant de nombreuses années, et le rapport récent du Contrôleur Général des Lieux de Privation de Liberté (CGLPL)[1], Madame Dominique Simonnot, remet à jour cette situation inquiétante au cœur de l’actualité.

            Nous pourrions dès lors interroger la corrélation entre l’augmentation des personnes placées en détention présentant une problématique psychiatrique et la baisse du nombre de lits en psychiatrie, qui continue de reculer[2]. Entre 1990 et 2016 le nombre de lits d'hospitalisation pour 100 000 habitants a baissé de moitié[3] et cette trajectoire ne fait que se poursuivre. Si ce contexte peut être rationnalisé par les accueils en ambulatoire qui eux augmentent, la réalité du soin psychique au quotidien démontre que l’accueil, l’écoute et le temps sont nécessaires pour proposer un minimum d’éthique soignante. Pour ce, l’hospitalisation à temps plein reste un outil essentiel et irremplaçable.

           

            Une politique carcérale spécifique

            La loi du 22 juin 1987 engage un moment marquant par le « Programme 13000 »[4] et la construction massive d'établissements pénitentiaires, 25 ont ouvert entre 1990 et 1992. D’autres projets du même ordre sont en cours où la question de fond quant à la situation des autres institutions fondamentales - tels la justice, le travail social, le médico-social, et la protection de l’enfance - n’est guère avancée alors qu’au sein de tous ces champs l’alerte sur le terrain s’intensifie et implique de graves conséquences sociales et psychiques. Chaque nouvelle enquête  à ce sujet déplore des constats sans précédents. Plusieurs années après la dernière condamnation de la France par la Cours Européenne des Droits de l’Homme (CEDH), la situation empire. Après une décroissance dans le contexte de la crise sanitaire, l'amplification carcérale a repris de plus belle. Depuis juin 2020, le nombre de personnes détenues a augmenté de 25,3 %. Cette augmentation fait écho à ces quarante dernières années où la France est passée de 31 500 personnes détenues à plus de 72 800. En avril 2021, le gouvernement prévoyait 80 000 prisonniers[5] à l’horizon 2027.[6]

            Pour rappeler quelques chiffres historiques, le nombre de personnes écrouées détenues en France atteint le seuil de 50 000 au début des années 1990, et stagne jusqu’au début des années 2000. C’est à partir de cette période que cela retentit particulièrement pour atteindre environ 70 000 dès 2012. Ce chiffre augmente lentement jusqu’en 2019. Soit, une progression de plus de 130% en trente ans et une hausse de plus de 50% de 2000 à 2010. C’est pourquoi depuis 2017 le CGLPL prône un dispositif de « régulation carcérale »[7] afin qu’il n’y ait pas plus de détenus que de places disponibles. Une telle application participerait dans un premier temps à panser l’urgence plutôt qu’augmenter la « capacité » d’enfermement et rendre légitime celui-ci. Les maisons d’arrêt représentent un symptôme particulièrement significatif de l’actuelle surpopulation. Ce lieu que l’on sait à priori réservé aux courtes peines et aux prévenus, aux présumés innocents jusqu’au jugement, présente pour certaines « un surpeuplement jusqu’à 250%, et inflige aux prisonniers de vivre à trois par cellule, 21 heures sur 24 dans moins d’1m2 d’espace vital par personne, grignotés par les punaises, envahis par les cafards et les rats. »[8] Mais cela ne s’arrête pas là, « l’éducation, la culture, le sport, le travail, les activités, les soins, soit tout ce qui favorise la réinsertion » sont péniblement accessibles. La loi qui soutient un emprisonnement visant à : « préparer l'insertion ou la réinsertion de la personne condamnée afin de lui permettre d'agir en personne responsable, respectueuse des règles et des intérêts de la société et d'éviter la commission de nouvelles infractions »[9] s’en trouve bafouée. Au niveau national la pénitentiaire ne peut actuellement accueillir que 25% de détenus au travail. Ces conditions sont de plus en plus restreintes compte tenu de la surpopulation et de la difficulté en « ressources humaines » que subit l’administration pénitentiaire. Rappelons que le personnel pénitentiaire et médical est financé au prorata du nombre de places théoriques d’une prison, et non selon le nombre réel des détenus. La norme d’1 surveillant pour 50 détenus a depuis longtemps été dépassée, passant en maison d’arrêt à 1 pour 100, voire 150 pour certaines. L’augmentation et la mutualisation des tâches liées à un absentéisme croissant des surveillants contribuent à cette situation. Ils confient résignés au CGLPL leur « détresse ». Les agents pénitentiaires étant « plongés dans un découragement général », il est alors préoccupant d’entendre que les prisons ne tiennent « que grâce à la résignation des détenus »[10].

            En solution avancée aujourd’hui par l’État, une construction de 15 000 nouvelles places à l’horizon 2027. Une répétition du « Programme 13 000 » qui s’initiait aussi d’un tel projet[11]. Le CGLPL précise d’ailleurs que ces 15 000 places communiquées en 2017 et prévues pour 2022 ont été « très modestement réduites à 2 000 fin 2021. ». Tout le monde s’entend sur le constat suivant : « plus on construit, plus on remplit. »

            Si la « période Covid » s’est inscrite comme « révélateur », notamment de la situation hospitalière, ce que les Ateliers démocratiques pour refonder l’hôpital public ont clairement évoqué [12], il y a eu d’autres effets de ce moment de « crise ». Pour la première fois en 150 ans, le principe légal de traitement des personnes détenues a été appliqué. À la veille du confinement en France, il y avait plus de 72 000 détenus pour environ 60 000 places. Un mois plus tard, après les mesures gouvernementales, les 188 établissements pénitentiaires français comptaient 62 000 détenus, soit près de 10 000 personnes en moins. Pour convenir d’un taux d’occupation de 100 % contre 120 % début 2020. Ce qui a été constaté, le rappelle le CGLPL, « sans drame aucun » lors de l’épidémie lorsque ce chiffre est passé à 58 800. Alors, « les décisions de libérations anticipées et le ralentissement forcé de l'activité des juridictions ont produit une réduction de la population carcérale de 13 000 détenus entre mars et juin 2020, un choc historique de -20% »[13]. Depuis, la population carcérale rebondit à un rythme très élevé et plusieurs dizaines de prisons comptent déjà plus de détenus qu'avant la crise. Durant cette période, de nombreux professionnels oeuvrant en détention ont pu constater plus de sérénité et des perspectives de vie carcérale plus « favorable à la réinsertion ». Mais le contexte fut tristement bref alors que ce taux de « remplissage » retrouvait l’équivalence des années 80. Durant l’épidémie cette baisse majeure s’est effectuée sur tout le territoire notamment grâce à l'augmentation des sorties de détention consécutives aux mesures mises en œuvre dès le début du confinement. Émerge alors une question : s’il est possible de libérer ainsi ces personnes, pourquoi en enfermer à nouveau en si grand nombre et revenir à des taux d'occupation de près de 200% ? Cette période a fait émerger une possibilité de l’application des Droits de l’Homme jusqu’ici oubliés.

            Le retour d’une surpopulation « avant Covid », en pire, est-elle le signe d’une inertie politique, ou d’une volonté (plus ou moins) implicite ? Cela indique en tout cas pour le CGLPL le résultat d’une « indifférence générale qui, au fil du temps, a laissé la prison se substituer aux asiles d’antan, enfermant dans ses murs plus de 30% des prisonniers atteints de troubles graves. Voilà comment, à leur corps défendant, surveillants et détenus ont, en quelque sorte, été contraints de se muer en infirmiers psychiatriques. » Quelques chiffres le dénote depuis quelque temps.

 

            La sur-représentation de la folie en prison

            Devons-nous le préciser à nouveau, une étude épidémiologique datant de 2004 - tristement ancienne - a mis au jour la part conséquente et l'accroissement du nombre de pathologies psychiatriques en prison, que la pratique clinique quotidienne confirme. La Direction Générale de la Santé ne s’est intéressée à la question qu’au début des années 2000, et les résultats sont connus et particulièrement éloquents[14] :

 

-          plus de 17 % des personnes détenues présentent des troubles psychotiques, dont plus de 7 % une affection schizophrénique

 

-          plus de 66 % des personnes détenues présentent un trouble de l’humeur grave et un état dépressif

 

-          80% des personnes détenues souffrent d’au moins un dit « trouble psychiatrique », et parmi eux 24% d’une pathologie psychiatrique

 

-          plus de 40% des hommes et 50% des femmes ont des antécédents personnels et familiaux d’une gravité manifeste

 

-          plus de 40% des hommes et 60% des femmes détenus présentent un risque suicidaire[15]

 

            Le soin en prison s’est bâti sur les fondements de la loi du 18 janvier 1994, dès lors la psychiatrie de secteur exerce une mission de service public auprès des personnes détenues au même titre que tout citoyen. En prison, la pathologie psychiatrique y est dix fois plus élevée et le taux de suicide neuf fois plus important que pour la population générale. Ce constat épidémiologique est régulièrement pointé depuis de nombreuses années et sa réactualisation tarde de façon préoccupante, et peut-elle être éloquente. Le soin psychique en prison suppose un paradoxe qui résonne chez tout professionnel hospitalier en milieu carcéral. Souvent dévoués à leur fonction, une question éthique s’intensifie quant à la présence et à l’engagement dans ces dispositifs : Ne finissent-ils pas indirectement à rendre légitime une telle représentativité de la folie en détention ? En pratique, cela va peut-être parfois tranquilliser la justice qui a connaissance de cette contenance soignante et du suivi de proximité en détention. Certains juges, sans doute démunis eux aussi, condamnent en notifiant la nécessité que la personne écrouée soit reçu en détention par un psychiatre et/ou de prévoir une hospitalisation[16]. Le malaise institutionnel ronge les fondements de nos pratiques respectives jusqu’aux glissements statutaires et déontologiques. Manifeste retour du refoulé de l’histoire ? Michel Foucault le relevait il y a plusieurs dizaines d’années : « On n’a pas rougi de mettre les aliénés dans des prisons (…) il est peu de prisons dans lesquelles on ne rencontre des aliénés furieux ; ces infortunés sont enchaînés dans des cachots à côté des criminels. Quelle monstrueuse association. Les aliénés tranquilles sont plus maltraités que des malfaiteurs ».[17]

            L’effet psychique de l’enfermement est bien évidemment considérable. Compte tenu du contexte, comment adjoindre (parfois) et séparer (souvent) thérapeutique et condition punitive ? Ce « principe sanitaire » mis en acte dès 1994 reposant sur les valeurs républicaines d’égalité, éminemment dignes et respectables, n’a-t-il pas conduit à une discrimination orientée par des « impératifs sécuritaires »?[18] Une discrimination qui opère pour nos malades psychiatriques en prison, mais aussi à l’hôpital. La médecine et la psychiatrie maintiennent-elles paradoxalement un tel système carcéral par la création et le déploiement de services de soins si investis ? Ces questions exigent de nouvelles analyses et propositions politiques.

            Le CGLPL a visité plusieurs services psychiatriques, notamment de « soins sans consentement », en les qualifiant de « souvent miteux », et « dévastés par le manque de psychiatres et de soignants »[19]. Les patients sont soumis à divers traitements où la question du respect, et donc de l’éthique est interrogée : « même si l’isolement et la contention sont aujourd’hui encadrés, les mesures prises sur le terrain pour réduire ces pratiques restent timides. » Comme le CGPL l’interroge, est-ce seulement le fait des « déserts médicaux ou de la désaffection des étudiants pour la psychiatrie » ? Sans doute pas. Suite à cette interrogation le rapport questionne « où est le grand plan national de recrutement » promis depuis des années compte tenu de la fermeture des lits d’hôpitaux ? « Où sont les ouvertures de Centres Médico-Psychologiques destinés à repérer, prévenir, soigner avant d’enfermer ? » La réalité de tous ces lieux de soins à l'entour des territoires et pour toute la population est laissé à l’abandon. Autant dire que nombre d’intervenants qui travaillent au sein de ces différents champs ne peuvent qu’être rassurés de voir de nouveau à jour et dénoncés tous ces sujets. Un espace démocratique se présente encore là, sous condition que partir de ce constat révèle un intervalle à déployer. Un concernement par des actes concrets autres que pour y remédier de manière urgente, mais structurale, ne se démontre-t-il pas là plus que nécessaire ? Quelle peut être la substance d’une politique qui n’aurait pas cette préoccupation ? N’est-ce pas la moindre des choses quant aux hautes fonctions nobles étatiques que d’être soucieuses et préoccupées d’un ordre social apaisé et d’une prise en considération égalitaire des citoyens ?

            Comment se fait-il qu’une telle manière de traiter les gens n’implique aucune révolte collective ? Est-ce qu’un individualisme aussi cruel qu’aveugle a gagné le social, l’opinion, et le discours commun ? Sommes-nous alors si sûrs d’être chacun si préservés de la folie ou du passage à l’acte pour ses proches ou soi-même ? Est-ce que l’agressivité intrinsèque à chaque sujet sur laquelle Freud et d’autres nous ont tant éclairés se circonscrit spécifiquement vers ces sujets abandonnés ? Le CGLPL s’autorise l’analogie, à savoir si au bout du compte de telles conditions au quotidien au sein des prisons ne s’apparentent pas « aux antiques châtiments corporels. » L’État détourne-t-il le regard et/ou refuse-t-il volontairement de prendre des mesures nationales de « régulation » ? Elle est d’ailleurs vite oubliée la promesse du président actuel de la République affirmant en 2018 sa volonté d’ « expériences » de « régulation carcérale » et notamment « faire sortir de prison ceux qui n’ont rien à y faire »[20]. Reste-t-il à trouver la formule qui entasse les personnes et « en même temps » régule ? Le CGLPL s’appuie sur un constat « pragmatique » : « les conditions épouvantables des détenus influent sur la manière dont ils mèneront leur vie dehors. » Ne sommes-nous pas tous concernés en tant que citoyens ? Si la juste citation prêtée à Camus parle du fait qu’ « on juge une société à l’état de ses prisons », Dostoïevski le précédait, ce qui recentre le sujet actuel : « Nous ne pouvons juger du degré de civilisation d’une nation qu’en visitant ses prisons. »[21] Une analyse exhaustive du contexte sociétal, couplé à la gravité de la force des mots.

            Cette surpopulation carcérale structurelle ne peut que continuer à susciter de nouvelles condamnations de la CDEH. Pourquoi ont-elles d’ailleurs si peu d’écho ? La situation politique et sociale joue sa part dans les conséquences quotidiennes qui frappent notre actualité. Cette situation alarmante est tout aussi prégnante et révélatrice que le contexte de rétention administrative « où sont parqués - pas d’autre mot - les étrangers en voie d’expulsion » que de nombreux détenus retrouvent dès la sortie. Et là une position éthique et politique s’impose : « c’est triste à dire, mais surnage de ces constats, le sentiment d’un abandon de l’État. Des captifs, mais aussi de ses fonctionnaires chargés de les garder ou des équipes qui les soignent, ou les accompagnent. Débrouillez-vous est-il, en quelque sorte, enjoint envers eux tous qui forment un peuple. Un peuple négligé, désabusé. »

            À l’hôpital, ce que nous appelons « clinique » replace d’emblée l’humain en place centrale de la considération du soin, du lien, de la proximité, de la rencontre, et tout cela par la présence et la parole. Ce, malgré la misère dont nous sommes finalement tous témoins. Jean Oury aide à le penser, il faut pour lui s’intéresser à tout ce qui se passe au niveau institutionnel, car si on ne s’y intéresse pas, on ne peut pas s’intéresser à l’autre. C’est ce qui se passe actuellement. On est donc obligé d’introduire « une analyse permanente », il faut tout le temps rester en éveil, être prêt à lutter contre l’aliénation sociale, tellement c’est inscrit dans la peau des gens.[22] Les patients le témoigne au quotidien lorsqu’on s’y engage : « Ici, au moins on m’écoute, je me sens considéré, je me sens existé. » Une rencontre parfois inaugurale, du temps pour réhumaniser le « détenu », comme sujet, d’abord, patient surtout, et ne l’oublions pas, citoyen.

            La psychiatrie en milieu carcéral est un révélateur et un baromètre de la situation sociale, institutionnelle et politique. Lequel résonne avec notre contexte d’exercice « au bout du bout » de la circulation des sujets en souffrance. Là-bas il n’y a pas de liste d’attente pour être « accueilli », il y a de la place pour tous, ou presque. Le terme employé déjà il y a plusieurs années par la Cour Européenne des Droits de l’Homme est plutôt clair, des conditions « inhumaines » [23].

           

            Pour synthétiser

            L’idée n’est pas d’infliger ici une critique offensive quant à l’éthique et à la déontologie pratique des différents professionnels concernés, parce que c’est aussi l’effet fonctionnel de la situation des institutions. N’est-ce d’ailleurs pas le problème central, l’institution ? La situation du secteur social, du médico-social, de la justice, de la protection de l’enfance, du soin bien sûr, ou encore de l’éducation nationale n’en témoigne-t-elle pas ? Ce que la psychiatrie de secteur observe, c’est que nombre de patients ont un parcours particulièrement institutionnalisé révélant souvent des rencontres ratées par tous ses dispositifs liés à l’organisation de l’ordre social dans la cité. La structure formation/exercice de tous ces métiers de l’humain est gravement abîmée. Particulièrement pour le champ de la psychiatrie, la formation des professionnels n’est pas sans conséquences avec la situation que nous décrivons. Les préconisations diagnostiques privilégiées à l’histoire des institutions soignantes et à la psychopathologie sont manifestes, que ce soit dans les instituts de formation en travail social, des infirmiers, pour les internes en psychiatrie ou encore à l’université. La nécessité de se consacrer au temps de la rencontre, à l’analyse et à des formations solides à propos de la clinique, au lit des maux du patient, s’en trouvent totalement recouvertes. Ces manques suscitent évidemment une angoisse, une incompréhension, et une solitude qui amène du malaise chez les professionnels qui ne peuvent que retentir sur les patients. N’importe quelle expérience de terrain démontre que prendre le temps pour écouter, se parler et être en nombre pour proposer un minimum d’attention au patient permet l’apaisement et l’installation d’une confiance nécessaire pour tout ce qui définit l’accueil et le soin.

            Nous ne pouvons plus mettre de côté qu’il s’agit là d’une violence institutionnelle qui s’impose par l’État. Aucun pseudo concept contemporain ne peut décrire plus justement cette injustice sociale. Pouvons-nous relever ce que notamment Bourdieu aidait à pointer et soutenir en tant qu’une question sérieuse à creuser. À savoir, que toute politique qui ne tire pas parti des possibilités, si réduites soient-elles, qui lui sont offertes à l’action de réhabiliter un monde social collectif, égalitaire et juste « peut être considérée comme coupable de non-assistance à personnes en danger. »[24] En effet, la manière dont une société choisit de traiter ses citoyens les plus fragiles, démunis, et de les enfermer, révèle-t-il le fond intrinsèques des choix politiques ? Le « mythe d’une sécurité totale » rencontre celui de ladite normalité. En témoigne l’actualité de la législation réformant le régime de l'irresponsabilité pénale[25]. Le législateur abandonne la politique pénale traditionnelle au profit d’une politique ouvertement sécuritaire de plus en plus décomplexée : « une forme de déshumanisation, car on ne punit pas un individu pour sa faute, on le neutralise, comme on le ferait pour un animal dangereux. Alors que la présomption d’innocence oblige l’accusation à prouver la culpabilité et que le doute profite à l’accusé, la preuve de la non-dangerosité semble impossible. Le doute profite alors à l’accusation, au nom du principe de précaution qui, transposé aux personnes, devient présomption de dangerosité »[26].  Il est primordial de préciser qu’il n’existe toujours pas, à ce jour, de définition consensuelle de la « dangerosité́ criminologique ». Cependant toutes les définitions s’accordent pour définir la dangerosité́ criminologique par « l’absence de pathologie psychiatrique et l’existence d’un risque de récidive ou de réitération d’une nouvelle infraction, empreinte d’une certaine gravité »[27]. Pour exemple, une étude de 2009 précise que 0.3% des personnes atteintes de schizophrénie commettent un homicide, et les auteurs font également le parallèle avec les personnes atteintes de trouble de l’usage de l’alcool, retrouvant le même pourcentage de 0.3% des malades commettant un homicide.[28] Des précisions qui tordent l’imaginaire populaire.

            Les politiques attirés par un scientisme rampant vont-ils nous faire croire qu’il existe des statistiques, des évaluations, ou encore des diagnostics psychiatriques qui permettront l’anticipation des passages à l’acte ? L'irréel du possible pour prévenir le crime va-t-il rencontrer celui de prévenir la folie ? Et à les conjoindre risque-t-il de les confondre ?

            L’état de lieux précisés plus haut, soutenu par le rapport récent du CGLPL dénote un diagnostic clair, incisif et concret. Plusieurs œuvrent avec engagement sur le terrain de la déontologie via ses propres fonctions. Nous ne pouvons qu’insister et poursuivre les engagements conjoints des lieux mobilisés afin de dépasser la dénonciation et d’exiger des politiques à prendre leur responsabilité.

 

 

Sebastien Firpi

Psychologue clinicien hospitalier en psychiatrie de secteur en milieu carcéral, psychanalyste, docteur en psychopathologie clinique et psychanalyse, superviseur en institution, formateur en travail social, membre de l’Association des Secteurs de Psychiatrie en Milieu Pénitentiaire, de L’Appel des appels et de l’@psychanalyse. Il est auteur de plusieurs articles et contributions d’ouvrages chez Erès, L’Harmattan, ou encore dans L’humanité et Respublica.

 


[1] Nous nous basons au sein de cet article sur son rapport explicite consultable sur le site : https://www.cglpl.fr

[2] « En 2021, le nombre de lits de psychiatrie continue de reculer », Revue Santé Mentale, le 29 septembre 2022.

[3] « La psychiatrie au bord de l’implosion en France », Le Monde, 18 septembre 2019.

[4] Loi n° 87-432 du 22 juin 1987 relative au service public pénitentiaire, dite loi Chalandon dont est issue le projet de construction de 15 000 places de prison.

[5] L’ancien premier ministre s’est engagé sur 15 000 places de prison supplémentaires dans le journal Le Monde du 19 avril 2021.

[6] « 72 809 personnes détenues : un nouveau record historique », Observatoire International des Prison, Section française, le 28 novembre 2022.

[7] Position régulièrement interrogée et soutenue aussi par l’Association des Secteurs de Psychiatrie en Milieu Pénitentiaire (ASPMP) qui connait de très près tout ce contexte et est engagée depuis longtemps pour mettre à jour cette situation.

[8] Rapport d’activité 2022 du CGLP auquel nous nous référons à plusieurs reprises ici.

[9] Tel que le souligne l’article 707 du Code de procédure pénal.

[10] Rapport d’activité CGLPL.

[11] « Treize mille places au lieu de quinze mille. Le programme de construction des nouvelles prisons présenté par M. Arpaillange se démarque du projet Chalandon », Le Monde du 4 septembre 1988.

[12] Collectif des Ateliers démocratiques pour refonder l’hôpital public, Soigner, Manifeste pour une reconquête de l’hôpital public et du soin, c&f éditions, 2021.

[13] https://www.observatoire-disparites-justice-penale.fr/les-conditions-de-détention/le-choc-du-covid-19

[14] Falissard B., Rouillon F., et al (2004), « Étude épidémiologique des troubles psychiatriques chez les détenus. Résultats préliminaires. » Colloque de la mutualité, « 10ème anniversaire de la loi de 1994 » sur la santé des détenus.

[15] Journal Officiel de la République Française du 22 novembre 2019, Avis du 14 octobre 2019 relatif à la prise en charge des personnes détenues atteintes de troubles mentaux, Texte 136 sur 178.

[16] Le Monde, 20 avril 2022.

[17] Foucault M., (1961), L’histoire de la folie à l’âge classique, « Le nouveau partage », 1018, 1971, Paris.

[18] Paulet C., David M., Laurencin G., (2012), Psychiatrie en milieu pénitentiaire : la loi de 1994 pourrait-elle être remise en cause par l’essor de la préoccupation sécuritaire et de l’évaluation de la dangerosité, L’information Psychiatrique, n°88, pp. 605-615.

[19] Confer. à nouveau le Rapport 2022 du CGLPL. Tel que plusieurs assertions entre guillemets à suivre.

[20] Sur le site de la Cimade, « En finir avec la surpopulation carcérale : après l’espoir déçu, les citoyens appelés à se mobiliser », Juin 2021.

[21] Dostoïevski F., (1862), Souvenir de la Maison des Morts, où on trouve cette citation : “The degree of civilization in a society can be judged by entering its prisons”, in: The House of the Dead traduit par Constance Garnett, The Yale Book of Quotations (2006), Fred R. Shapiro, p. 210.

[22] Oury J., Faugeras P. (2012), Préalables à toute clinique des psychoses, Erès, Des travaux et des jours, Toulouse, pp.67-89.

[23] Sur le site du Sénat, Rapport n°449, Prisons : une humiliation pour la République (tome 1).

[24] Bourdieu P., (1993), La misère du monde, Points essais, Paris, 2015.

[25] Par le décret n° 2022-657 d'application de la loi publiée fin janvier 2022.

[26] Catherine Paulet citant Mireille Delmas Marty dans : https://journals.openedition.org/criminocorpus/2050

[27] Garraud J-P., « Rapport sur la Dangerosité́ et la prise en charge des Individus Dangereux. Réponses à la Dangerosité”, 2006.

[28] Fazel S, Gulati G, Linsell L, et al., Schizophrenia and Violence: Systematic Review and Meta- Analysis. PLoS Med 2009.

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