En lisant Gérard Haddad

À chacun ses pistes de lecture. J’ai rencontré l’élaboration de Gérard Haddad depuis 1994 : un ami tunisien me fait cadeau du livre Freud en Italie. Psychanalyse du voyage (écrit avec sa femme Antonietta). Après j’ai cherché les autres livres et j’ai suivi ses nouvelles parutions. Pourquoi ? Les textes de Gérard Haddad sont devenus la base de mon approche à Freud et à Lacan et la question juive ; et aussi à bien d’autres questions.

Je viens à cet aspect de l’élaboration de Gérard Haddad qui tisse sa vie entière.  Les frères, entre affectivité et agressivité. Ce n’est pas une question qui émerge seulement dans sa dernière élaboration, qui démarre en 2015 à la suite des actes de terrorisme qui ont effrayé le monde.

Il y a une terreur qui ne montre pas son visage dans la vie des associations, non seulement psychanalytiques.  Le premier ouvrage théorique de Gérard Haddad c’est sa thèse de médicine, pendant qu’il suit son analyse avec Jacques Lacan. L’enfant illégitime. Sources talmudiques de la psychanalyse. Le livre sort en 1981, l’année de la mort du maître. Il y a déjà deux enfants : le légitime et l’illégitime. Il y a déjà deux frères. Il y a déjà Freud et Lacan. Il y a déjà le frère tunisien arabe et le frère tunisien juif.

Ce travail de Gérard Haddad ne trouve pas d’écoute dans l’association psychanalytique qui a pris le rélais de l’École freudienne de Paris, fondée par Jacques Lacan. Après la mort du maître, son héritage s’émiette en plusieurs groupes, qui mènent encore aujourd’hui une guérilla de position. Tout lecteur de Freud peut s’apercevoir du cannibalisme en action pour se délecter des morceaux du cadavre du père. Et le cannibalisme s’appelle « fratricide ». Manger le livre (1984) c’est la thèse en psychiatrie et aussi la réponse et la proposition de Gérard Haddad pour une fraternité intellectuelle : il faut se nourrir du Livre, ici dans le sens de l’œuvre de Jacques Lacan. Pas de repas funèbre.

Manger le livre est peut-être l’œuvre maîtresse de Gérard Haddad. Il faudrait la traduire en toutes les langues. Les lacaniens, les lacanoïdes et les autres épigones de Lacan sont restés silencieux aux propos de l’homme entre deux maîtres (Lacan et Leibowitz), entre deux nations (Tunisie et France). Le « deux » est originaire. Personne ne peut procéder de « un », sauf tourner en rond sans fin.

L’absence d’écoute de son travail, pousse Gérard Haddad à lire les destructeurs des livres. Il écrit en 1990 Les Biblioclastes, depuis réédité sous le titre La Folie millénariste, en 2002. Le nouveau titre annonce par voie de précision linguistique l’analyse encore plus spécifique du mythe du frère et bien sûr la mythologie du fratricide, que pour les fanatiques des religions monothéistes est celle de Caïn et Abel.

Certes, il y a des livres de Gérard Haddad qui œuvrent d’autres pistes de recherche : du Freud en Italie (cité) à Maïmonide (1998), du Le jour où Lacan m’a adopté (2002) à Les Femmes et l’alcool (2009), des Lumières des astres éteints (2011) à Tripalium. Pourquoi le travail est-il devenu souffrance (2013).

Gérard Haddad revient à l’itinéraire le plus marquant de son élaboration. La question du fratricide, la question du fanatisme, la question de la constitution des groupes humains. Les tragédies du terrorisme qui ont jalonné 2015 et 2016 trouvent leur analyse :  Dans la main droite de Dieu. Psychanalyse du fanatisme (2015, réédité en 2018), Le complexe de Caïn. Terrorisme, haine de l’Autre et rivalité fraternelle (2016). Fanatisme, terrorisme, fratricide, hostilité entre groupes humains sont des couvertures de la question du frère, qui est la question intellectuelle par excellence dans l’expérience de Gérard Haddad. Le frère (frater) est la confirmation du fils (filius) et pas son ennemi. Ceci donne Ismaël et Isaac. La possibilité de la paix (2018). La paix originaire procède du « deux », de l’ouverture.

Il y a un silence encore plus important que celui des « petits frères » des associations psychanalytiques. Et c’est Le silence des prophètes (2019), en forme d’entretiens avec Marc Leboucher. C’est aussi la négation du débat intellectuel autour de la question de la parole libre, même entre nous, frères humains.  Ce silence s’appelle fratricides, parricides, matricides. Où est-elle la question femme dans tous ses carnages ?

Gérard Haddad recueille son témoignage civil dans le livre À l’origine de la violence. D’Œdipe à Caïn, une erreur de Freud ? (2020). Voici deux aphorismes de Gérard Haddad qui sont deux axiomes et non deux postulats : « Le complexe de Caïn est le paradigme opérant dans les phénomènes de groupe » et « La source de la violence humaine réside dans le complexe de Caïn ». Lire le complexe, le paradigme, la source vaut à lire aussi les doctrines qui empêchent de lire, et pour lesquelles ils y auraient des engrenages mystérieux que aucun intellectuel pourrait analyser et désactiver. Par contre, lire est déjà dissiper l’imagination et la croyance de pouvoir tuer le frère pour régner tristement en solitude.

Avec Gérard Haddad, je peux dire que la porte du temps est grande ouverte à la communication civile.

Un grande merci à Raja Ben Slama, Directrice générale de la Bibliothèque nationale de Tunisie, au comité d’organisation, en particulier à Samia Kassab, à Sophie Morgane, pour ce débat sur le travail de Gérard Haddad, un fils de Tunisie.

Indietro
Indietro

Antonio Sanson. Navigando